DANS QUEL MONDE LOUIS VUITTON ?
What's wrong with a purple sun ?
L’articulation d’un support théorique à ma pratique et mes intérêts artistiques semblent sensiblement se faire autour de la prise en compte d’un certain contexte donné par un espace et une temporalité. C’est-à-dire la prise de conscience permanente de la vision subjective indéniable par laquelle les choses se font et s’observent. Les formes qui suscitent mon intérêt sont celles qui questionnent les grands récits de l’humanité et s’intéressant particulièrement au moment où ils déraillent, ou dysfonctionnement. Ces moments de dysfonctionnements permettent de se saisir de l’importance de l’influence d’un contexte sur les comportements et ainsi de pouvoir les déconstruire. (Comment continuer à vivre socialement, à faire société, après avoir déconstruit, est un questionnement de Judith Butler à propos de la théorie du genre.) C’est alors une étude de la vie en Absurdie que je souhaite faire. L’absurde est un chemin de traverse par lequel mes intentions peuvent prendre formes, tout en maintenant un recul horizontal. L’ironie peut en effet prendre un recul vertical motivé par un mépris et regarder le sujet d’en haut.
Ma manière de fonctionner et la globalité de mes pièces s’attachent à une quête de possibles au sens de la diversification. Au cours des années aux Beaux-Arts j’ai vu ma manière de procéder se définir dans ce sens également. J’agis par tâtonnements successifs, en ne refusant aucunes nouvelles approches mais en observant ça pertinence. Il s’agit d’une forme de sérendipité, qui se définirait comme l’art de prêter attention à ce qui surprend et d’en imaginer une interprétation pertinente. La conscience d’une potentielle finalité intervient plutôt au cours du processus de création.
J’essaie de pénétrer un espace trouble entre réalité et fiction. La réalité n’est pas plus palpable qu’au moment où elle dérive. C’est une des idées que soulève le film de Cronenberg, Vidéodrome, de 1983. Il s’agit du moment où quelqu’un pense déterminer une limite à ce qui est défini pour lui comme étant le réel. Confronter quelque chose à son contraire permet de mieux le définir. La re- cherche de transversalité dans les médiums, appelée aussi intermédia, est une forme que j’ai cultivée. C’est dans ce ni tout à fait noir ni tout à faire blanc que j’essaie de situer mes pièces et ainsi de faire en sorte qu’il en émane des questionnements plutôt que des affirmations. En passant par plusieurs étapes, mes pièces peuvent se perdre dans un intermédia. Toutes techniques académiques, technologiques ou rien de cela (Modélisation 3D, photographique argentique, céramique, dessin, gravure laser...) est bonne, car leur croisement me permet de toucher au fugitif. Celui même qui est employé pour l’exposition FUTUR, ANCIEN, FUGITIF du Palais de Tokyo visible du 16 octobre 2019 au 5 janvier 2020 où expose Kevin Bray. J’ai découvert cet artiste à Nevers,
à la galerie Ravisus Textor du 30 mars au 4 avril 2019 pour Morpher II. Il revendique dans ses installations une considération égale pour le graphisme, la peinture ou la sculpture et propose des pièces où ces médiums se confondent. Une proposition de formes en cours de transformations sans donner à voir d’où elles viennent, ni où elles vont. Il s’intéresse à «l’entre deux», et donne un corps à ce qui ne semble pas être visible. Le temps est une illusion à l’heure des avant-gardes. St Augustin parle de l’infini à travers l’être là et la simultanéité du vivant.
Le déplacement qui permet un dépassement. L’un des premiers artistes qui m’avait arrêté sur ces notions d’absurde, de vérité, de dépassement, de ce qui existe au-delà de l’Homme, devait être Joan Fontcuberta, créant par un jeu entre réel et fictif une mythologie inédite dans une époque où la photographie faisait encore preuve de vérité scientifique.
En effet j’ai été marquée par des propositions qui redéfinissent ou requestionnent les enjeux de nos origines, nos quêtes et notre place dans le monde avec bien souvent un détachement comme les vidéos en modélisation 3D de Bertrand Dezoteaux, visibles dans des lieux d’art contemporain comme la Chaufferie à Strasbourg ou bien le Palais de Tokyo à Paris. Une forme plus populaire, par exemple le film de Richard Kelly, Donnie Darko (2001) d’où provient la réponse du double imaginaire au personnage principal : «Why do you wear this stupid man suit ?». Le cinéaste questionne le sens d’une existence dans un contexte teenage américain et opère un déplacement par l’absurde où Donnie Darko obéit à des suggestions de son double intérieur, semblant échapper à la raison, la réaction de Donnie Darko est un sourire narquois pouvant être compris comme un signe de folie, il s’agit d’une pleine conscience de la fatalité de ce monde et d’une volonté d’en jouer plutôt que de la subir.
Cette notion du jeu qui permet de douter de quelque chose d’établi me paraît nécessaire à creuser. C’est alors également les mêmes enjeux que celui de camper un rôle, dans sa légitimité à changer, tester, dont parle Judith Butler. Là où Edouard Boyer cherche à mettre les pieds, au sein d’une pratique qu’il définit comme appartenant à un Art Actuel.
La modélisation 3D et le cinéma sont deux sources très riches qui nourrissent des intentions par la proposition de formes. Un stage avec Lambert Duchesne, un vidéaste utilisant quasi unique- ment le logiciel de modélisation 3D Blender, m’a permis de m’approprier cet outil. En collaborant surtout avec des musiciens, artistes sonores et maisons de production, il propose des vidéos de visuels travaillés en 3D avec une esthétique bien caractéristique fait d’univers sensibles et artificiels. Lambert construit des visuels en jouant sur la combinaison de paramètres et propose alors des formes brouillant les pistes. Il use de l’infinité de rendus que permet ce médium (typographie, image, composition, décor scénographique, montage vidéo...) tout en restant dans une esthétique rétrofuturiste provoqué par à un aller-retour certain entre logiciel 3D et ses références aux années 2000, aux bucoliques. À l’instar du développement argentique que j’ai beaucoup pratiqué, le rendu d’une modélisation Blender n’est qu’une attente interminable et fascinante par son apparition.
Eric Rohmer qui voit le passé comme un voyage lointain à visiter et non à reconstituer, donne
à voir des espaces permettant de proposer l’univers mental de l’époque sans un réel soucis de naturalisme, Kenneth Anger, Pier Paolo Pasolini sont d’autres auteurs dont la manière de montrer me paraît très judicieuse. Pour les moins célèbres, Lambert Duchesne m’a fait découvrir Jonathan Vinel et Caroline Poggie avec des courts métrages comme Martin Pleure (2017) ou I found love (2017). Le premier, utilisant le jeu vidéo GTA comme unique décor et acteur du court-métrage, ne fait pas moins que le deuxième, l’éloge d’une sensibilité tangible, dans les univers virtuels du réel que sont les jeux vidéo et les animés. Ma considération est tout aussi grande que pour des pièces aux formes bien plus palpables, comme celle de Candice Lin visible au CRAC Alsace du 13 octobre 2019 au 12 janvier 2020 lors de l’exposition Le couteau sans lame et dépourvu de manche, où elle a façonné un sexe de punaise de lit à l’échelle de la lame d’une faux pour en parfaire un manche, enroulé de lanière en cuir. Cette artiste s’est elle-même intéressée aux travaux de Linn Margulis, une biologiste dont les recherches ont porté sur la symbiose chez les bactéries.
Nourrie par la science d’un point de vue biologique ou numérique, c’est le comportement humain qui est la source de mes recherches. L’homme, créateur du mythe dont il serait lui-même la création. C’est alors à différentes échelles, dans différents contextes, avec les points de vue qui y sont associés, que la question du comportement humain prend vie pour moi. Il parle d’une adaptation à son environnement, d’un point de vue biologique comme social. Le phénomène de décalage qui m’intéresse est celui par exemple de l’épidémie de danse survenue en Alsace au Moyen-Âge dont Jean Teulé fait le récit dans son livre : Entrez dans la danse, édité en 2018. La misère de l’époque frappant si fort que la seule solution permettant d’échapper à cette réalité menaçant d’épidémies, de maladies et de pauvreté fut de se mettre à danser. L’origine de ce qui était vu comme un mal- supplémentaire conduisant des femmes et des hommes à la mort reste inexpliquée. Bien que réfutées, les hypothèses de l’époque sur la moisissure du seigle, une cotisation trop faible à l’église, un mauvais alignement des astres appel toujours à des solutions plus mystiques. Il paraît impossible d’ad- mettre qu’il s’agisse uniquement d’une échappatoire. L’exemple d’une déroute encore tangible aujourd’hui serait Les écorchés, visiblent dans le musée éponyme de l’école vétérinaire de Maison Alfort. Des corps béant du XVIII ème siècle (femmes, hommes, animaux, foetus), conservés par la cire, vaisseaux et nerfs peints en rouge et bleu, mis en scène dans des postures figées par un anatomiste nommé Honoré Fragonnard, cousin du peintre. Le musée rassemblent également des études datées de cas de malformations animales, dédoublement génétique, champignons, maladies, etc. Les figures monstrueuses parfois nommées cyclope ou sirène constituent un lien entre le vivant et les contes et autres mythologies.
Le contexte est nécessaire à plusieurs égards. Il donne l’espace-temps se rapportant au phénomène qui est indissociable de ce dernier et il propose malgré lui un certain point de vue sur la situation.
L’étude des comportements humains est tout aussi intéressante sans même s’approcher des extrêmes comme ci-dessus. L’espace public actuel est un territoire d’observation et d’action dont il est important de se saisir. Exploré par la photographie, la déambulation ou l’action furtive, mon observation de l’espace public se nourrit également des vrais/fausses mises en scènes de Jeff Wall ou des artistes de l’action furtive, dont Sophie Lapalu fait la curation. Cette curatrice s’intéresse à des processus performatifs quasi, ou complètement, indistinguables de la vie quotidienne. Conscient d’appartenir à l’art contemporain, ces pratiques ne sont pas ouvertement définies comme telles et peuvent alors être perçues le plus justement, car le plus objectivement, par le spectateur. Souvent sans recherche de début et de fin, sans but d’archivage ou même de public défini, cette forme de pratique se tient au plus près du comportement humain. D’autres expositions, sans revendiquer une quelconque action furtive, m’ont parlés en ce sens. C’est le cas de Néo Païen, une exposition initiée par Didier Kiefer et Charles Kalt dans la forêt Domaniale du Ballon des Vosges. Mêlée de pièces et de performances, cette soirée-exposition prenait la forme d’une randonnée nocturne libre, en forêt, ponctuée d’installations et de performances visibles
ou non. Un groupe de femmes venait alors, en suivant un protocole, pour chanter autour d’un arbre qu’elles avaient choisi puis, comme une chorégraphie, attachaient des bandes à des arbres qu’elles tissaient en tournant autour. Reproduisant alors avec une réinterprétation, une tradition oubliée des lieux.
Je reste attachée aux croyances et aux traditions, car elles semblent être primordiales dans la construction humaine. Judith Butler nous fait par exemple prendre conscience que la femme n’existe pas par nature. C’est une fiction, dont la moitié de la population suit le script et dont tout le monde prend part. Où se place le normal et quelle est sa déconstruction ? Si les rapports à l’environnement, aux autres étaient moins complexes au Moyen Âge, leur éthique reste plus obscure pour nous que la nôtre. Le réel, truffé de faux et de rumeurs prend tout de même sens par les dires et par la manière dont est faite la narration. L’homme est en perpétuelle recherche d’un récit. Le sens politique, religieux ou bien mystique qui est apporté pour justifier ces grands récits est finalement un recours à l’absurde. C’est le moment où l’on touche à une dérive et où le doute est possible.
La rencontre avec Olivier Marboeuf m’a apporté une voix supplémentaire au récit comme mode de création et à une théorisation d’un espace autogéré comme l’a été Kiasma. Proposant lieu de création et d’exposition où son rôle de narrateur de Kiasma instaure un climat d’autogestion, où toutes les conditions sont connues de tous et le fonctionnement est intelligent, loin des diktats des institutions. Ce regard depuis les marges et cette position de directeur artistique avec une position en périphérie lui permet de s’autoriser à faire le « sorcier », c’est-à-dire, en étant extérieure à la scène pouvoir facilement re-questionner les enjeux. Il nourrit un échange entre sa construction de pensée, son rôle de poète par des récits personnels, pour tendre à l’universel et donner les moyens aux récits en créant des espaces, lieux comme Kiasma.
En étant toujours plus investie et en volonté de ne dépendre que de soi, il joue des rôles qu’il a défini pour rester toujours mouvant et omniscient le plus possible.